Quand les taux d'intérêt japonais s'éveilleront, la finance mondiale tremblera-t-elle ? Les marchés obligataires ont dégringolé en 2022 en raison du resserrement des politiques monétaires lié à l'envolée de l'inflation et les décisions futures de la Banque du Japon (BoJ), qui n'a pas encore rejoint ce mouvement, pourraient bien leur causer des torts supplémentaires. « C'est l'un des éléments d'attention des marchés financiers », nous confie Amaury d'Orsay, responsable global des marchés obligataires chez Amundi, l'un des plus gros gestionnaires d'actifs d'Europe. La crainte est que, face à une potentielle appréciation des rendements domestiques sans risque, les investisseurs japonais soient amenés à reconsidérer leur allocation d'actifs en défaveur de l'étranger. Or, ils sont un acteur majeur du financement de l'économie mondiale.
Une normalisation monétaire en marche
La BoJ mène, depuis de longues années, une politique de contrôle de la courbe des taux d'intérêt (Yield Curve Control). Impulsée par l'ancien gouverneur Haruhiko Kuroda, dans le cadre de la « stratégie des trois flèches » de l'ex-Premier ministre Shinzo Abe, elle a, notamment, consisté à placer le taux d'intérêt directeur à - 0,1 % et fixer à 0 % le taux d'intérêt à dix ans des obligations de l'État japonais (une mesure drastique visant à raviver une économie aux prises avec la déflation). Si ce dernier s'écartait de la cible, elle achetait des tombereaux de titres pour qu'il rentre dans le rang (son bilan contient la moitié des obligations d'État japonaises en circulation). Du fait de l'amélioration des perspectives d'inflation, la BoJ est partiellement revenue sur cette politique et a récemment instauré « un seuil de référence » à 1 % pour le taux à dix ans : elle n'intervient pas forcément lorsqu'il le dépasse, a annoncé son gouverneur, Kazuo Ueda. Il s'affiche aujourd'hui à 0,8 %.
La crainte est que les investisseurs japonais reconsidèrent leur allocation d'actifs en défaveur de l'étranger.
Des placements colossaux
En parallèle, le Japon est l'un des plus importants détenteurs d'investissements de portefeuille à l'étranger (4 250,3 milliards de dollars fin juin 2023, presque également répartis entre titres à revenu fixe et actions). Ces investissements atteignent même 10 327,3 milliards de dollars si l'on inclut l'ensemble des actifs que l'Archipel possède à l'étranger.
En outre, il n'est rien de moins que le plus gros pays créditeur planétaire avec 3 273 milliards de dollars (le montant des avoirs qu'il détient dans le reste du monde ajusté de ses engagements envers ce dernier), du fait des milliers de milliards de dollars d'excédents de la balance des transactions courantes qu'il a engrangés au cours du demi-siècle écoulé. Ils ont longtemps été nourris par sa redoutable industrie exportatrice et le sont désormais par les revenus de ses placements à l'étranger.
Dans la tête des investisseurs
Nombre d'investisseurs nippons sont couverts contre le risque de change quand ils acquièrent des titres à revenu fixe étrangers (pour éviter qu'une dépréciation de la monnaie dans laquelle l'obligation est libellée vienne grignoter son rendement). Il leur est d'autant plus coûteux d'être couvert en cas d'achat ou détention d'une obligation étrangère, par rapport à une obligation de l'État nippon, que le différentiel de taux entre les taux longs et courts du pays étranger est inférieur à celui du Japon. C'est ainsi que, depuis 2022, détenir, par exemple, une obligation d'État américaine à long terme est moins intéressant (de l'ordre de 200 points de base), pour un investisseur japonais, que de posséder son équivalente nippone lorsque l'on prend en compte le coût de la couverture (la Fed a fortement augmenté son taux d'intérêt directeur ce qui a aplati la courbe des rendements américains). Et le même constat s'applique, entre autres, aux obligations européennes.
Cela a provoqué une fuite de capitaux l'an passé : les investisseurs japonais furent vendeurs nets de titres à revenu fixe du reste du monde pour plus de 170 milliards de dollars. « L'essentiel du mouvement est possiblement devant nous car la principale force de frappe acheteuse de titres d'État japonais que sont les assureurs nippons n'est pas revenue », nous prévient Olivier de Larouzière, responsable de la gestion obligataire de BNP Paribas AM.
Effets de débordement
Les économies avancées devraient-elles s'alarmer ? Le pays du Soleil levant est le premier créancier étranger de la puissance publique américaine devant la Chine (1 100 milliards de dollars et il possède pour 100 milliards d'obligations émises par les entreprises) et il détient près de 16 % des obligations émises par les agents économiques irlandais, 12 % pour les Pays-Bas et l'Australie, environ 7 % pour la France (200 milliards de dollars), 5 % pour la Belgique et près de 4 % pour l'Espagne et l'Italie.
L'Oncle Sam ainsi que le Vieux continent pourraient faire face à un rapatriement durable des capitaux nippons si l'on observait « un maintien de l'inversion de la courbe des taux aux États-Unis et en Europe, tandis que le Japon normaliserait partiellement sa politique monétaire en abandonnant l'administration des taux longs mais sans toucher à son taux d'intérêt directeur », analyse Amaury d'Orsay, qui précise que ce n'est pas le scénario central d'Amundi.
Le marché n'y croit pas non plus, puisqu'il anticipe, en 2024, une pente positive de la courbe en Europe et aux États-Unis, sous l'effet de la baisse des taux des Banques centrales, quand l'écart de taux au Japon ne devrait pas changer. « Les désinversions des courbes américaine et européenne pourraient s'avérer moins prononcées qu'escompté, en raison d'un appétit qui reste fort pour l'obligataire, malgré cette inversion, et du risque d'une inflation qui pourrait s'afficher plus longtemps au-dessus de la cible des Banques centrales », avertit Olivier de Larouzière.